Daniel F. Olivier
LA VIE N'EST PAS
UN CONTE
DE FÉE
SATIRE
Mon site :
https://www.danielfolivier.fr/
© Daniel F. Olivier. Juillet 2018
Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction,
intégrale ou partielle réservés pour tous pays.
À Bernard, mon frangin
Remerciements
à
Claire Ganau,
bibliothécaire qui,
après lecture des premières pages de ce récit,
m'a incité à le terminer.
à
mon épouse, Jacqueline,
qui m'a soutenu... et supporte
mes extravagances.
PREMIER CHAPITRE
IL ÉTAIT UNE FOIS...
Un célèbre et riche écrivain, François Kerwannec, qui n'était
pas superstitieux, mais qui pensa, quelques jours avant un
vendredi 13, qu'il se devait de vérifier si cette date était
maléfique, bénéfique, ou neutre : il saurait, ainsi, ce qu'il en est
des superstitions et autres croyances populaires. La réponse à
cette question ne lui apporta rien de satisfaisant. On ne peut pas
affirmer que ce jour lui fut bénéfique ou maléfique. En tout cas
ce ne fut pas une journée calme, surtout quand on échappe trois
fois à la mort, alors que l'on veut mourir ! Car François voulait
mourir. Pourquoi voulait-il mourir alors qu'il menait une vie
agréable et qu'il était en bonne santé ? Enfin, presque en bonne
santé. A plus de quatre-vingts ans, François était un vieillard
encore très alerte. Bien que de taille moyenne, il en imposait
par sa prestance. Ce beau vieillard, à peine ridé, dont la calvitie
était agrémentée d'une couronne de cheveux argentée ou
plutôt, plus le temps passait, d'une couronne parsemée de
quelques cheveux argentés avait un certain charme. Son
humour, sans être méchant, était assez critique envers les
autorités. Il se prétendait anarchiste, un vrai anarchiste, un
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anarchiste, qui, s'il n'aime pas la hiérarchie, aime l'ordre ; et
quand on aime l'ordre on n'a pas besoin de chef pour se
conduire correctement ! Il aimait citer Pierre-Joseph Proudhon,
qui en 1840 fut le premier à se réclamer anarchiste, c'est-à-dire,
partisan de l’anarchie, entendue en son sens positif « La liberté
est anarchie, parce qu'elle n'admet pas le gouvernement de la
volonté, mais seulement l'autorité de la loi, c'est-à-dire de la
nécessité ». Et, beaucoup plus tard Jacques Ellul qui, en 1987,
affirmait que « plus le pouvoir de l'État et de la bureaucratie
augmente, plus l'affirmation de l'anarchie est nécessaire, seule
et dernière défense de l'individu, c'est-à-dire de l'homme ». Le
public appréciait autant ses écrits que ses rares apparitions à la
télévision.
Il s'était marié avant la trentaine. Ses enfants, un garçon et
une fille, le choix du roi, lui avaient donné, presque, entière
satisfaction. Son fils vivait aux États-Unis où il s'enrichissait en
vendant, à prix fort, aux citoyens aisés du cru des vieilleries
dont les brocanteurs européens n'arrivaient pas à trouver
preneur sur le vieux continent. Sa fille mariée au représentant
d'une monarchie constitutionnelle héréditaire c'est ainsi que
les dictionnaires définissent la principauté-duché de Monti-
Luxendorf, ce tout petit état, à peine une chiure de mouche,
tout juste une crotte de fourmi, sur la carte de l'Europe – coulait
des jours tranquilles auprès de ses enfants et de son prince, ou
grand-duc de mari (François ne se souvenait jamais du titre de
son gendre et l'appelait simplement par son prénom).
Son insatisfaction au sujet de sa progéniture était due au fait
que son fils profitait et exploitait le manque de culture et de
goût de ses clients, et que sa fille vivait plus que très bien grâce
aux revenus, pas toujours très honnêtes, générés par la
principale activité de ce petit état dirigé par son mari : la
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finance. Et, en plus, ce mari était un monarque ! Avoir un tel
gendre est assez vexant pour quelqu'un qui se dit anarchiste.
François était veuf depuis trois ans. Son épouse avait, comme
elle le disait, attrapé une bonne grippe . Grippe qui fut
qualifiée de mauvaise par le médecin qui constata son décès
quelques jours après. Il avait difficilement accepté la perte de
celle avec qui il avait parcouru un long chemin semé de
mauvais et bons moments et surtout d'amour. Il s'en remettait
tant bien que mal (non pas d'avoir fait ce long chemin, mais du
trépas de son épouse!). Il aurait, peut-être, mieux supporté
l'absence de celle qui fut la femme de sa vie (précisons qu'il
n'en eut qu'une, car disait-il : quand on a trouvé l'épouse
parfaite il ne faut pas perdre son temps à en chercher une
autre.) s'il n'avait été atteint par un pénible et terrible mal. Ce
n'était pas une maladie mortelle, mais plutôt un double
handicap : anosmie et agueusie.
Pour certains médecins, l'anosmie est la cause de l'agueusie.
D'autres affirment que l'agueusie provoque l'anosmie. Laissons
les à leurs conflits de spécialistes et résumons la situation :
François avait perdu le sens de l'odorat et du goût. Que des
praticiens lui aient spécifié que c'est le sens du goût qui avait
entraîné la perte de l'odorat, ou le contraire, ne changeait en
rien la situation ! Il pouvait déterminer que ce qu'il introduisait
dans sa bouche était chaud, tiède ou froid, liquide, mou,
sirupeux, dur ou croquant mais quant à savoir si c'était sucré,
salé, amère ou acide il n'en était pas question.
En prenant de l'âge il avait perdu quelques capacités réservées
aux plus jeunes. Il compensait tant bien que mal : lunettes à
foyer variable pour les yeux ; augmentation du volume du son
pour écouter radio, lecteur de disques ou télévision ; réduction
de vitesse de marche dans la montée d'escaliers ou de côtes.
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Arrêtons cette liste non exhaustive qui serait trop longue à
énumérer, d'autant plus qu'il ne pouvait pas compenser dans
tous les domaines. Surtout dans celui de la sexualité. Afin de
bien se faire comprendre il expliquait qu'il est plus facile de
jouer au billard avec un manche de pioche qu'avec un bout de
ficelle ; étant un peu vantard à ce sujet il préférait utiliser le
terme manche de pioche à celui de manche de balai. D'ailleurs
cela ne lui manquait pas. Attention ! Avertissement aux
quelques lecteurs ayant des idées facétieuses et déplacées :
précisons, ce n'est pas le manche qui ne lui manquait pas, mais
la sexualité !
Il faut dire que ses envies avaient changé : monter aux arbres,
faire le tour du monde à la voile, apprendre à piloter un avion
ou un hélicoptère, enfin, faire tout un tas de trucs qui
dépendent de la force physique, des moyens financiers et du
temps ne l'intéressaient plus. Il avait depuis un bon nombre
d'années les moyens financiers, même le temps, mais plus la
force physique et il ressentait encore moins la nécessité de se
lancer dans des activités aventureuses, risquées et, pire,
dangereuses.
Il ne regrettait rien, enfin presque rien, mais ce presque était
de trop. Il avait perdu le sens de l'odorat et du goût ! Il ne
pouvait plus apprécier l'odeur des roses de son jardin,
l'exhalaison de la terre après une bonne pluie, le fumet d'un plat
qui se prépare en cuisine. Lors de promenades, il ne pouvait
déterminer s'il venait de marcher sur de la boue ou une crotte
de chien. Il ne pouvait plus apprécier le boire et le manger. A
quoi bon avoir une cave, pas une cave tout juste bonne à
permettre d'entasser ce dont on a plus besoin, mais une cave à
température et humidité constantes, été comme hiver, enfin une
vraie cave les vins vieillissent tranquillement, et avoir
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l'impression de boire de l'eau quand on veut savourer une
bonne bouteille ? A quoi bon avoir une cuisinière, car, Amélie,
cette brave femme qui était aussi sa gouvernante, mais qu'il
considérait comme un membre de sa famille, continuait à
préparer d’excellents repas. A quoi bon aller dans un restaurant
gastronomique pour n'absorber que des mets et des et boissons
sans goût ? Et, s'il lui arrivait de fréquenter ces restaurants,
c'était plus pour faire plaisir à ses amis que pour sa propre
satisfaction.
Son double handicap ne présentait que deux avantages, ce qui
étaient très loin de le consoler : d'abord il pouvait avaler
n'importe quoi et ne pas être incommodé lorsque c'était
mauvais ; ainsi il pouvait de nouveau accepter les invitations de
certaines de ses relations dont l'habitude est d'essayer de vous
convaincre des vertus de la nouvelle cuisine ou de vous
proposer des mets exotiques. Finie l'angoisse de devoir dégus-
ter un ragoût de serpent ou un sorbet de crevettes bleues (si, si,
ça existe, c'est très cher et loin d'être excellent). Ces amis, au
goût si particulier, n'étaient, heureusement, pas très nombreux :
six ou sept. Il préférait leur rendre la politesse en les invitant à
sa table tous ensemble. Ce groupage présentait ainsi l'avantage
de permettre à Amélie de se lancer dans des essais culinaires
audacieux mais pourtant toujours réussis. D'autant plus qu'elle
aurait été choquée de voir le mépris des hôtes devant un civet
de lièvre, un ris de veau, une tarte aux pommes maison, ou tous
autres mets appréciables, mais pas tendance. Cela n'empêchait
pas François d'être vexé de constater que ses hôtes préféraient
aux meilleurs vieux bordeaux ou bourgognes de sa cave cette
boisson gazeuse d'origine américaine (inventée par un
pharmacien français ; il n'y a pas de quoi être fier !). Car il y
avait toujours chez François quelques canettes de ce coca. Il n'y
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a rien de mieux pour déboucher un évier, détartrer les W.C.,
astiquer les cuivres et l'argenterie, disait Amélie.
Enfin, l'absence d'odorat lui permettait de ne pas être
incommodé par les mauvaises odeurs. Avant, il aurait aimé se
baguenauder dans les zoos, et aurait apprécié de pouvoir
s'attarder du côté des grands fauve ; mais, sauf quand un rhume
diminuait ses capacités olfactives, il y passait peu de temps.
Maintenant, il pouvait même se promener pendant des heures
dans la fauverie, admirer la puissance des lions, l'élégance des
tigres, et la majesté des ours sans être aucunement incommodé.
Par contre ce qui l'embarrassait c'était les regards renfrognés, et
souvent les réflexions désobligeantes de son entourage lorsqu'il
revenait d'une telle visite. En conséquence il ne visitait les zoos
qu'en hiver, quand tous les membres de son entourage, grippés
ou enrhumés, avaient le nez suffisamment bouché pour n'être
plus à même de sentir la moindre odeur.
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DEUXIÈME CHAPITRE
EN ROUTE POUR
TREPASSER !... ?
Ce vendredi treize, François se réveilla, comme tous les
jours, quelques minutes avant son radio-réveil. Pendant ce
court instant il pensa à ce qu'allait être cette journée, peut-être
sa dernière ? En tout cas, il avait agi en conséquence afin qu'il
en fût ainsi. A six heures, la radio déversa les dernières
informations. Une fois au courant de presque tout ce qui se
passait sur la planète et dans sa région, une fois qu'il eut apprit
que la journée serait pluvieuse, il se leva, enfila sa robe de
chambre et se rendit dans la cuisine. Il détestait prendre son
petit déjeuner au lit, et préférait aller il pouvait papoter
avec Amélie et son mari Maurice. Avant, il y avait un autre
plaisir, celui de sentir l'arôme du café coulant dans la
chaussette de la cafetière : Amélie préférait la méthode
ancienne pour préparer le café ; moudre les grains dans un
moulin à main lui faisait faire de l'exercice, prétendait-elle ;
quant à la cafetière électrique elle l'avait reléguée dans un
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placard. Par contre, pour les tartines elle utilisait le grille-pain,
qui bien qu'ultra moderne, répandait une très agréable odeur
dont ne profitait plus François. Le seul plaisir qui lui restait
était de ressentir le pain grillé croustiller sous les dents, le
moelleux de la confiture, la chaleur du café au lait et la
fraîcheur du jus d'orange. Bien piètre plaisir !
Ce n'est pas le tout, dit Maurice, pendant que vous
allez prendre votre douche je vais aller préparer la voiture.
Et moi, continua Amélie, je vais m'occuper de votre
valise. Vous resterez là-bas quatre jours, c'est bien ça
François ?
– J'espère que je ne reviendrai pas.
Ah, François, ne dites pas cela, non seulement vous
reviendrez, mais en plus le spécialiste que vous allez consulter
trouvera la solution à votre problème. Maurice a regardé sur
Internet : ce médecin a fait des miracles. Il a redonné la parole
à des muets, réparé des nerfs optiques et tout un tas d'autres
trucs en opérant dans le cerveau des gens. Son taux de réussite
est de pratiquement quatre-vingt-dix pour cent. Et s'il a accepté
de vous recevoir, c'est qu'après avoir contacté votre médecin, il
a se rendre compte que votre cas n'était pas si compliqué
que ça. Je suis presque sûre que vous allez revenir satisfait de
l'avoir vu, quinze jours après vous irez vous faire opérer et dans
un mois vous apprécierez de nouveau ma cuisine !
A mon âge, Amélie, je ne rêve plus.
– Avouez que ce serait mieux que de mourir... enfin, on
verra à votre retour, bon, je vais m'occuper de votre valise.
Pendant ce temps là, allez vous préparer pour partir…vers la
mort, comme vous le prétendez.
Une fois prêt, François fit ses adieux à Amélie, car il était
certain qu'il ne la reverrait plus. Maurice l'attendait près de la
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voiture, tenant la portière droite avant ouverte ; il fit entrer
François puis alla s'installer à la place du chauffeur.
Tandis que la voiture se dirigeait vers la sortie du manoir
c'est ainsi que François appelait sa propriété il jeta ce qu'il
pensait être un dernier regard à ces lieux familiers. Quand il
était gamin il rêvait d'habiter dans une belle et grande maison,
pas trop grande tout de me, avec une longue allée pour y
accéder, avec une prairie, un étang, des bois. Ses droits
d'auteurs lui avaient permis d'acquérir le manoir de ses rêves. Il
avait gardé, non pas à son service, mais à ses côtés le jeune
couple. Maurice et Amélie, qui s'occupait de l'entretien du petit
domaine. Maurice était le factotum et le chauffeur, quant à
Amélie elle était la gouvernante et la cuisinière. Les précédents
propriétaires, des gens âgés, étaient morts dans un accident
d'avion. François pensait que, comme on ne dit jamais deux
sans trois, il serait le troisième propriétaire du lieu à périr dans
un tel accident ! C'était un bon présage pour la suite. Cela
s'ajoutait aux autres éléments réunis pour le faire passer de vie
à trépas dans les heures qui allaient suivre : avoir des terroristes
à ses trousses, voyager un vendredi treize sur une ligne aux
avions mal entretenus, et en plus avoir échappé à trois attentats.
Jamais deux sans trois, mais le quatrième serait le bon. Maurice
le tira de ses pensées.
– J'ai l’impression qu'une voiture nous suit.
– Depuis quand ?
Depuis cinq ou six kilomètres, le gars roule à bonne
distance, il a l'air d'être seul.
François se retourna pour jeter un coup d'œil par la lunette
arrière. Effectivement, une petite voiture noire les suivait à
deux ou trois cents mètres. Quand Maurice accéléra, la voiture
maintint sa distance et elle en fit de même quand il commença
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à ralentir.
Tu as raison Maurice, il nous suit. Il est seul, donc, à
mon avis il ne va pas essayer de se mettre à notre hauteur pour
nous tirer dessus. Il n'a pas l'air de vouloir nous doubler. Il va
s'occuper de mon sort à l'aéroport !
François, c'est pas sympa de vouloir nous laisser tomber
Amélie et moi. Déjà que c'est pas facile de jouer à la belote à
trois depuis que votre femme est décédée, mais quand on sera
plus que deux ce sera pire.
– Tu connais mes raisons, et puis je n'ai pas l'intention de
mourir d'une longue maladie, comme le font la plupart des
vieux de ma génération qui trépassent au bout de quelques
années de souffrance, conscients de leur dégénérescence et
incapables d'y remédier. J'avais dix huit ans quand j'ai pondu
cette profonde pensée concernant mon avenir : il vaut mieux
mourir que pourrir. Finalement, c'est vrai. Je n'étais pas si bête
que cela quand j'étais jeune.
Ce sera dur pour Amélie et moi de vous perdre, mais
pensez à vos enfants à vos petits enfants et pour bientôt à votre
arrière petit-fils. Enfin, moi je suis persuadé que ce spécialiste
va résoudre votre problème de santé. Par contre, avec votre
idée d'avoir écrit un recueil de nouvelles tirant à boulets rouges
sur les religions, les partis politiques, les organisations
criminelles, et pire, en allant jusqu'à écrire qu'ils étaient tous à
mettre dans le même sac vous vous êtes foutu dans un sacré
merdier.
En principe, si notre suiveur est efficace il n'y aura
pas d'après, donc je n'ai plus à me soucier pour mon avenir.
Une fois arrivé dans le parking de l'aéroport, Maurice gara le
véhicule au plus près de l'entrée de l'aérogare. Tandis qu'il
sortait la valise de François du coffre il observa les environs :
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leur poursuivant, derrière son volant, les guettait.
– François, votre futur meurtrier n'est pas loin, murmura
Maurice en l'aidant à sortir.
Très bien, Maurice, tu fais comme si tu ne l'avais pas
vu. On se dit adieu et tu retournes dans la voiture, je ne
voudrais pas qu'il puisse s'en prendre à toi, tu es encore un
jeune sexagénaire.
La gorge serrée, les yeux humides, Maurice s'installa lente-
ment derrière son volant et mit sa ceinture de sécurité. Il était
là, prostré, attendant d'avoir le courage de partir. Un bruit de
course le tira de sa torpeur ; il leva les yeux et assista, alors, à
un spectacle surprenant : un jeune homme courait derrière
François, il tenait un grand couteau dans sa main droite. Il
s'approchait de plus en plus de François en brandissant son
arme. Une petite dame, qui avait des difficultés à ouvrir son
coffre de voiture, lâcha son chariot débordant de bagages pour
se faciliter la tâche. Le terrain était en légère déclivité, ce qui
fit que le chariot, libéré, roula dans le sens de la descente.
Maurice vit le chariot rouler de plus en plus vite, tandis que
l'homme armé courait, lui aussi, de plus en plus vite. Il ne
comprit pas qui avait renversé quoi ou quoi avait renversé qui,
mais le résultat était : le chariot était couché sur le sol, les
valises étalées par terre et un humain affalé au milieu de ce
fatras. En entendant courir derrière lui, François fut au comble
de la joie « Quelqu'un va bientôt, et enfin, m'ôter la vie pensa-t-
il. J'ai aussi une réponse : un vendredi treize est un mauvais
jour. Et bien non, c'est le contraire, puisque mon intention de
mourir va être satisfaite. Mais je n'ai plus le temps de
philosopher sur ce problème. Par contre, il tarde bien le bougre.
Tiens qu'est ce que c'est que ce bruit ? Ah, l'abruti, hurla-t-il,
après s'être retourné et avoir vu le résultat de la collision ».
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François se précipita vers celui qui aurait le faire passer de
vie à trépas et le bourra de coups de pied en l'invectivant :
« Qu'est ce qui ma foutu un mec comme ça même pas capable
de réussir une mission toute simple : tuer un vieux sans défense
qui ne demande que cela ». Puis un bruit étrange couvrit sa
voix : une sorte de hurlement, non plutôt un rugissement, ou un
beuglement, ou un piaillement. Il est difficile de décrire avec
précision ce son aigu, très fort, très puissant qui émanait de la
petite dame, affolée, courant vers le lieu de l'accident. Voici un
résumé de ses paroles : « Quelle horreur, pardon, c'est de ma
faute, je ne l'ai pas fait exprès, je suis désolée, c'est horrible,
c'est affreux, toutes mes excuses, etc ». François se tourna vers
elle et cria « Toi, la grosse tu la fermes, tu viens de me faire
rater ma mort ! » La petite dame, qui n'était pas spécialement
grosse, surprise, éclata en sanglots, ce qui fit baisser la quantité
de décibels émise lors de son intervention. François se retourna
vers son agresseur qui se relevait péniblement. Son visage
saignait, ce qui fit augmenter la fureur de François qui hurla :
« Non seulement t'es même pas capable de me poignarder, mais
en plus t'entailles ta sale gueule de bon à rien ! ». Pendant ce
temps, de nombreuses personnes s'étaient rassemblées autour
des protagonistes de cet extraordinaire spectacle. Deux mem-
bres de la sécurité de l'aéroport avaient relevé le jeune homme
qui continuait à subir la violence verbale de François ; cette
violence n'était que verbale car François, maintenant retenu par
Maurice, n'était plus assez près de celui qui aurait pu être son
tueur pour le frapper.
François Kerwannec était un monsieur très poli, très correct,
très vieille France, bien qu'anarchiste, peu enclin à dire des
grossièretés. Mais là, il était vraiment très en colère. D'où cet
écart de langage, d'abord constaté quand il s'était adressé à la
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petite dame, puis par les propos suivants dont il est préférable
d'en révéler la teneur par un moyen efficace, bien que peu
littéraire, mais qui évitera à l'auteur de ce récit de se retrouver
devant un tribunal pour avoir été insultant, trivial, vulgaire,
impudent, impudique, effronté, obscène...
Donc, voici un aperçu de ce qui fut exprimé :
LUOAVN$NfMhl
NmxANEMR!TIldO
%MMLLKJMAHFDM!
NmxANEMR!TIldN
Tout cela fut prononcé assez fortement,
puis le ton monta, alors que le visage de
François, blême au départ, commençait à
rougir :
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17
EMR!TIO%P
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18
Son visage passa du
rouge clair au rouge
brique ; les spectateurs
les plus proches obser-
vèrent que les veines de
son cou et de ses tem-
pes gonflaient. Il criait
de plus en plus fort.
LUOAVN
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19
Puis son le baissa...
lNmxANEMR!TIO%P%ML%DVN
%QBNAZENMN%MMLLKJMAHG%FDMCLN!
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%ALCMzLr^$LUOAVNs%UOAVNMLAMN%!UN
Enfin, il se tut et s'écroula.
20
TROISIÈME CHAPITRE
UN BILAN
PEU REJOUISSANT
S'il se tut et s'écroula cela ne signifiait pas qu'il était mort.
Comme on dit vulgairement il avait pété les plombs, ce qui
avait entraîné une rupture d'un petit vaisseau sanguin quelque
part dans son cerveau. Heureusement (ou malheureusement,
aurait pensé François s'il avait é conscient) ce petit aéroport
de province était bien équipé en matériel de secours et son
personnel médical était compétent. L'intervention des
urgentistes avait été rapide et efficace et quand il repris
connaissance dans son lit d'hôpital il fut déçu d'être toujours
vivant.
Il ne pouvait s'empêcher de ressasser sa profonde déception
d'être encore en vie. Le destin s'acharnait contre lui : il venait
d'échapper à un attentat et à un problème de santé, ce, en un
laps de temps très court. Décidément le sort ne jouait pas en sa
faveur. Cela devenait désespérant, car ce n'était pas la première
fois qu'il était agressé avec un résultat aussi négatif.
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Existait-il un moyen de contrer cette malchance ? Était-ce lui
qui provoquait ces ratages ? Pour répondre à cela il se dit qu'il
devait analyser le déroulement de chaque agression. Ce travail
de réflexion devrait, au moins, l'aider à canaliser ses pensées
sur un seul sujet et, surtout, lui permettre de s'endormir.
La première attaque ratée, sur les trois précédant celle de ce
vendredi, avait eu lieu dans l'aérogare d'Orly ; il se rendait à
Lausanne chez un vieil ami qui l'avait invité à passer quelques
jours. Après l'enregistrement il s'était dirigé vers l'escalier
roulant accédant à la salle d'attente du premier étage. Un jeune
homme l'avait presque bousculé pour le dépasser. François
s'était arrêté pour observer ce monsieur plus pressé que les
autres, qui une fois sur l'escalator avait cessé de marcher, puis
s'étant retourné avait sorti un objet de sa poche. François pensa
que ce personnage malpoli voulait redescendre. Mais il n'en fit
rien, il resta sans bouger, sur le tapis, qui lui, montait. François
reprit sa marche et s'engagea sur l'escalier. Il vit le jeune hom-
me pointer une arme vers lui « C'est un revolver, je vais être
tué comme dans les westerns, pas mal comme fin de vie, s'était
dit François. »
Puis l'homme tira… et en même temps tomba en arrière : car,
quand on arrive en haut d'un escalier roulant il faut de nouveau
marcher pour quitter le dit escalier. N'ayant pas pensé à ce
détail et surtout n'ayant pas des yeux dans le dos, notre tireur
avait été déséquilibré. La balle tirée alla se loger quelque part
dans le plafond du bâtiment et François subit sa première
déception. De cette première analyse, François conclu qu'il
n'aurait pas s'arrêter pour observer le personnage. Il aurait
dû continuer à le suivre, ce qui lui aurait laissé le temps de tirer
alors qu'il était à mi-parcours de l'escalator.
La seconde agression eut lieu dans une grande librairie
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parisienne. François dédicaçait son dernier livre, celui même
qu'il avait écrit en vue d'être suicidé. C'était en début d'après-
midi. Les affaires marchaient bien : nombreux étaient les
lecteurs qui venaient se faire dédicacer l'ouvrage de cet homme
qui, quelques jours avant, avait failli mourir à cause du contenu
de celui-ci. Pour François, une séance de dédicaces n'étaient
pas une affaire commerciale ; peu lui importait le nombre de
livres vendus : il n'avait pas besoin de cela pour vivre. Ce qui
lui plaisait c'était de discuter avec ses lecteurs, non seulement
pour savoir ce qu'ils pensaient de son travail, de ses idées, mais
aussi qui ils étaient. Ainsi il connaissait son public.
Ce fut le tour d'une élégante et belle jeune femme de se
présenter devant la petite table qui servait d'écritoire.
Bonjour, Mademoiselle, ou Madame peut-être ? Cela
me fait plaisir qu'une charmante personne comme vous ait lu
ou va lire mes nouvelles.
Oui, je l'ai déjà lu et je ne suis pas seule à l'avoir lu.
Vous avez insulté notre Dieu…
Pardon, Mademoiselle, je n'ai jamais insulté Dieu, j'ai
seulement mis le doigt sur le fait que toutes les religions ne
sont que des sectes au service d'exploiteurs de Dieu. Si votre
grand chef, qu'il soit gourou, pape, imam, grand rabbin ou autre
prétendant à représenter Dieu sur terre se sent atteint dans sa
petite personne c'est qu'il a compris combien il ne peut-être que
méprisable.
Pendant que François parlait, la charmante demoiselle mit la
main dans son joli petit sac et en sorti un objet métallique
brillant qu'elle pointa vers lui.
Je vois que vous avez un bien beau pistolet,
continua François imperturbable. Être supprimé par une si belle
jeune fille, qui dans sa gracieuse main tient une si belle arme,
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me fait grand plaisir.
La demoiselle appuya sur la détente… et rien ne se produisit,
sinon que le monsieur qui était derrière elle, se rendant compte
de ce qui se passait, lui retira l'arme de la main.
Jeune fille, lui dit-il, quand on veut que ça marche on
débloque la sécurité. Vous devriez aller apprendre à vous servir
d'un tel engin.
C'est avec regret que François remercia son sauveur. En fait, il
ne pouvait rien reprocher à ce brave homme. Il avait retiré une
arme de la main d'une personne incapable de l'utiliser. Il en
voulait surtout à la jeune femme. Pas question de rapporter ce
qu'il pensait à son sujet, cela relève d'un vocabulaire trop
ordurier ! Il avait un reproche à se faire pour sa mauvaise
attitude lors de la première agression : il n'aurait pas
s'arrêter pour observer celui qui aurait pu l'abattre. Mais, là, ce
n'était pas de sa faute si les instigateurs de l'attentat étaient trop
nuls pour former son exécutrice.
Quant au troisième ratage, il était digne d'un roman de série
noire. Par une belle soirée d'été, au retour de chez des amis
parisiens, Maurice avait remarqué qu'une voiture les suivait. Il
en informa François. Ce dernier se mit à observer ce véhicule.
Effectivement il les suivait et lors d'un arrêt à un feu rouge,
Maurice et François constatèrent qu'il n'y avait que deux
personnes assises à l'avant, et ces deux personnes étaient loin
d'avoir des têtes sympathiques. Pour l'instant, il n'y avait aucun
danger, la circulation étant trop dense. Mais après, lorsqu'ils
seraient sur une route moins fréquentée, qu'arriverait-il ? Le
passager des poursuivants allait sortir une arme et tirer. Le
premier atteint serait Maurice, et cela François ne le voulait
pas :il voulait sa propre mort et non celle de son ami. Sa
réaction fut rapide « Maurice, tant que nous sommes sur une
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route il y a beaucoup de voitures, ils ne vont rien faire ; par
contre, ils vont agir quand nous serons sur une route moins
fréquentée, donc tu sors comme d'habitude et j'ai la certitude
que c'est au cours de la traversée de la forêt, avant chez nous,
qu'il vont nous mitrailler. Alors, tu accélères, tu les sèmes,
notre voiture et certainement plus puissante que la leur, et dès
que tu peux tu te gares sur la gauche, tu sors et tu cavales pour
te planquer. J'ai l'impression qu'ils vont nous faire ça comme à
Chicago au bon vieux temps de la prohibition. Si tu te mets sur
la droite ils te verront sortir et tu seras leur première cible. S'ils
sont pour moi, le gus qui est à droite devra descendre pour
aller à l'arrière du coté gauche : c'est pas pratique de tirer par-
dessus le conducteur. Et puis, si ce ne sont pas mes futurs
flingueurs, ils devraient continuer leur route.
Je préférerais cette dernière hypothèse, repris
Maurice, En attendant, j'irai soulager ma vessie. Bon, j'aperçois
un endroit pour se garer. »
Une fois la voiture arrêtée, Maurice en sortit et fila vers le
sous-bois. Il entendit le véhicule des suiveurs stopper, puis le
bruit d'une portières que l'on ouvre et que l'on referme et enfin
le redémarrage de la voiture. François avait raison, pensa
Maurice, le passager de droite a changé de place, il a dû se met-
tre à l'arrière.
Pendant ce temps François attendait tranquillement de se faire
trucider. L'exécuteur allait-il utiliser une mitraillette, un
pistolet, un pistolet-mitrailleur, ou bien une grenade? C'était
sans importance, le principal était de mourir, sans trop souffrir
tout de me! Il observait, dans le rétroviseur, ce qui se
passait. La voiture s'était arrêtée, le passager était passé à l'ar-
rière, la voiture était repartie, et là, ce produisit l'inimaginable :
deux sangliers et leurs marcassins traversèrent la route. En
25
quelques secondes François eu le temps de voir une arme sortir
de l'arrière gauche du véhicule des poursuivants, puis, à l'avant
la te du chauffeur surpris par le passage imprévu et intem-
pestif de ces cochons sauvages. Le premier animal de la file se
retrouva sur le capot de la voiture et se heurta au pare-brise
qu'il traversa pour aller défoncer la glace arrière. Le conducteur
ne devait plus contrôler la situation car la voiture termina sa
course contre un arbre. L'air très mécontent, le sanglier réussit
à s'extraire de l'habitacle tout en grommelant, et s'enfuit dans la
forêt suivi de sa petite troupe. Quelques secondes après, il y eut
une explosion et la voiture prit feu. Maurice, qui rejoignait
François, constata que ça sentait le cochon grillé. François, lui,
ne sentait rien.
L'analyse de cette troisième tentative l'amena à deux
conclusions. La première était que s'il n'avait pas rusé afin
d'éviter à Maurice d'être tué avec lui, les poursuivants n'au-
raient pas eu à s'arrêter et le passager n'aurait eu aucune
difficulté à tirer de sa place avant droite, lors d'un dépassement,
ce, quelques secondes avant le passage des sangliers. Mais dans
ce cas, Maurice aurait aussi été tué. Il n'y avait donc aucun
regret à avoir. La deuxième conclusion lui apparut clairement :
il était victime non pas d'un deus ex machina mais plutôt d'un
diabolus ex machina !
Il est certain que les jeunes lecteurs ignorent ce que veut dire
cette expression : deus ex machina. Que voulez-vous, plus les
enseignants ont de diplômes, plus leurs élèves sont ignares !
Voici ce qu'en dit le dictionnaire : expression désignant l'inter-
vention, dans une pièce de théâtre, d'un dieu, d'un être
supérieur descendu sur la scène au moyen d'une machine, et, au
figuré, le dénouement plus heureux que vraisemblable d'une
situation tragique. Et, comme à chaque fois l'intervention allait
26
à l'encontre de ce que désirait François, ce ne pouvait être
qu'à l'intervention d'un mauvais esprit, donc du diable.
Alors qu'il commençait à s'endormir, un homme entra dans la
chambre et se présenta.
Bonsoir monsieur Kerwannec, je suis le docteur
Colignot. Mon équipe et moi avons eu le plaisir de vous tirer
d'un mauvais pas, mais vous vous en remettrez rapidement :
dans deux jours vous serez chez vous.
François remercia, sans y mettre trop d 'enthousiasme, ce
médecin qui l'avait trop bien soigné, mais qui, en plus, lui
annonça une nouvelle qui le démoralisa complètement.
Vous savez que vous êtes un sacré veinard monsieur
Kerwannec : non seulement votre agresseur vous a raté ; cet
incident cardio-vasculaire ne vous laissera aucune séquelle ;
mais surtout je viens d'apprendre que l'avion que vous auriez
prendre s'est écrasé dans un massif forestier de l'est de
l'Europe et il n'y a aucun survivant !
– Vous êtes certain que c'était mon avion ?
Bien sûr, c'est votre chauffeur qui vient de me le
préciser. D'ailleurs, dans un petit instant il sera avec vous. Dès
que j'aurai fini de vous examiner il pourra entrer.
Le médecin ne comprit pas pourquoi son malade avait l'air si
consterné : il ne devait pas être au courant des intentions
suicidaires de son célèbre patient.
François se fit la réflexion que, décidément, un vendredi
treize était vraiment un mauvais jour.
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QUATRIÈME CHAPITRE
A LA RECHERCHE D'UN MOYEN
POUR TRÉPASSER
Bien que vous en sachiez plus sur ce fameux vendredi treize,
il est préférable que vous connaissiez d'autres détails concer-
nant notre personnage.
Commençons par ce qui est de moindre importance : les
auteurs de la première et la troisième agression furent mis en
prison, et, connaissant la justice de notre pays doivent être,
encore, en train de croupir dans une geôle en l'attente d'un
jugement. Pour ceux brûlés dans leur voiture, l'affaire fut
classée. La petite demoiselle au pistolet, bien que libre, attend
elle aussi d'être jugée pour port d'arme illégal. Il faut préciser
que François porta plainte contre eux, non pas pour tentative
d'homicide, mais pour incompétence à accomplir leur mission :
le tuer. Cela offusqua la sphère judiciaire. Les plus hautes
autorités intervinrent afin que François modifiât sa plainte. Il
insista, mais fut débouté. Ce qui lui permit d'avoir la
confirmation qu'il ne fallait pas faire confiance dans la justice
de son pays.
28
François, lors de conférences de presse après chaque attentat,
avait précisé que son dernier recueil de nouvelles était destiné à
faire comprendre combien étaient malsaines et contraires à
l'humanité les prises de pouvoir par des profiteurs agissant au
nom de Dieu, du peuple ou de toutes autres idéologies. Son but
était de montrer que ces usurpateurs ne sont que des
manipulateurs qui recherchent, sinon la fortune, tout au moins
le pouvoir, et ce, sans scrupule. Ses agresseurs n'étaient que de
pauvres gens au cerveau lavé ; ils méritaient une punition pour
avoir eu la stupidité de s'être laissé manipuler. Quant à son
dernier agresseur, qu'il avait molesté, il aurait pu porter plainte
pour coups et blessures. Avec un bon avocat du genre à plaider
l’innocence de son client en clamant, haut et fort, à la
barre : « Non, Monsieur le Juge, le prévenu ne courait pas
après monsieur Kerwannec pour le tuer, il se dépêchait pour ne
pas rater son avion. Le couteau à cran d'arrêt qu'il tenait à la
main s'était ouvert par mégarde. Il l'avait sorti de sa poche afin
de le mettre dans sa valise qui était à la consigne de
l'aéroport. » Puis il aurait parlé de son enfance malheureuse, de
la malchance qui l'avait amené à être condamné pour quatre ou
cinq délits mineurs. « C'est en prison qu'il a été entraîné par ses
compagnons de cellule. En fait c'est un garçon qui a un bon
fond. Il prenait l'avion pour se rendre à un entretien d'em-
bauche. Par la faute de son agresseur, monsieur Kerwannec, il a
raté ce rendez-vous important pour lui. Nous demandons sa
relaxation et des dommages et intérêts pour coups et blessures
et surtout pour dommages moraux… ». Cela, c'est ce qu'ima-
ginait François. Il avait constaté qu'en matière de justice ce
n'est pas parce que l'on a raison que l'on n'a pas tort...et vice-
versa.
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Vous devez penser qu'il aurait été beaucoup plus facile, pour
François, de se suicider. Mais en réalité ce n'est pas si simple
que cela de se suicider, surtout quand on a certains principes.
Par exemple, se jeter sous un train, un métro, une voiture, ou
du haut de la tour Eiffel a des conséquences désagréables pour
l'entourage. François n'aurait pas accepté de retarder les usa-
gers de la SNCF, du RER, du métro, de mettre dans l'embarras
un automobiliste, ou d'empêcher des touristes d'accéder à un
monument parce qu'il avait l'intention de mourir.
Il n'était pas question de se pendre. Il aurait pu le faire dans
son grenier : les poutres y sont assez solides pour supporter le
poids d'un corps. Mais, cet endroit est peuplé d'araignées et
François a horreur de ces bestioles. Se pendre à un arbre, dans
le parc de la propriété, pas question non plus : il faut une
échelle pour accéder à une branche assez haute, mais il est
facile de tomber d'une échelle, surtout à son âge. Son but est de
mourir, pas de se retrouver dans une chaise roulante ! Et puis,
un pendu, ce n'est pas beau.
Le poison aurait pu être la solution, mais comment et se
procurer un produit qui vous foudroie rapidement, sans
souffrance, assez efficace pour ne pas vous rendre grabataire et
gâteux si la dose ingérée est insuffisante ? Il n'y a que dans les
romans policiers que les meurtriers se procurent facilement des
substances létales.
L'utilisation d'une arme à feu posait le même genre de
problème. Où et comment s'en procurer une ? François
possédait bien un vieux fusil de chasse au canon assez long, si
long que se diriger l'arme contre la tempe était un exercice qui
relevait plutôt de l'acrobatie. Un truc à se blesser, mais pas à se
tuer !
Il avait bien pensé agir comme Marcel, un cousin de sa mère.
30
Au début de la première guerre mondiale il avait été blessé
pendant la bataille de la Marne. Un éclat d'obus lui avait
emporté une jambe. Par la suite cela ne l'empêcha pas de vivre.
En tant que mutilé de guerre il eut un travail et put vivre
normalement. Il se maria, eut des enfants et même des petits
enfants. Sa jambe de bois le faisait claudiquer, mais cela ne se
voyait pas trop. Par contre, plus le temps passait, plus sa jambe
manquante le faisait souffrir. Quand il eut dépassé la soixan-
taine la douleur devint de plus en plus intolérable. Aucun
remède, aussi puissant fut-il, ne faisait effet. Alors, n'en
pouvant plus, un après- midi, pendant l'absence de son épouse
qui s'était rendue chez une parente, il passa à l'acte. Il installa
un brasero dans sa chambre, le chargea de charbon de bois qu'il
alluma après avoir calfeutré la porte et la fenêtre de la pièce. Il
déposa sur la table de chevet la lettre d'adieux destinée à sa
famille. Ensuite il fit sa toilette, se rasa, mit son costume du
dimanche et s'allongea sur le lit. A son retour sa femme le
trouva reposant paisiblement. Il était mort sans souffrance.
Mais François ne pouvait pas imiter le cousin Marcel pour la
simple et bonne raison que sa chambre était très vaste, haute de
plafond, avec trop d'ouvertures à calfeutrer, et aurait nécessité
l'utilisation de plusieurs braseros pour une émission suffisante
de gaz carbonique.
Sachant très bien nager, il écarta la noyade. Ayant peur du
vide il se refusa de sauter du haut d'une falaise. Il étudia
d'autres possibilités en vue de se suicider, mais sans succès. Il y
avait toujours un obstacle, s'il n'était pas matériel, il était moral.
Il repoussa l'euthanasie : il ne voulait pas impliquer un de ses
proches dans son projet. Les amis, les parents ou les médecins
qui avaient accepté d'euthanasier un malade las d'une survie
dans la souffrance, se retrouvaient devant un tribunal pour
31
homicide. Il aurait pu se rendre dans un pays l'euthanasie
n'est pas un crime, mais il savait que sa demande aurait été
refusée, car s'il en avait assez de vivre, son double handicap,
l'anosmie et agueusie, ne le faisait souffrir que moralement et
non dans sa chair. Après tout, les gens qui perdent la vue, l'ouïe
ou un membre ne sont pas nécessairement des candidats à la
perte de la vie.
Puis un jour, il se souvint d'un excellent roman de Jules
Verne , les tribulations d'un Chinois en Chine. François déte-
nait, dans sa bibliothèque, les œuvres complètes de cet auteur
en édition originale. Il relu ce livre avec le plaisir que savent
apprécier les bibliophiles : la tenue en main d'un bel ouvrage,
bien relié, au contenu passionnant et par le texte et par la
splendeur des gravures. Il eut tout de même le regret de ne pas
sentir cette agréable odeur d'ancien que dégagent les vieux
livres ! Il constata que le héros n'avait pas les mêmes motiva-
tions que lui : ce jeune et riche chinois, indifférent à tout et ne
connaissant pas le bonheur, après avoir été ruiné ne voulant pas
imposer à sa future épouse une vie misérable, préfère mourir.
Au moment de se donner la mort, il se rend compte qu'il ne
ressent rien, et décide qu'il ne peut mourir sans connaître
d'émotions au moins une fois dans sa vie. Il demande donc à un
ami de le tuer dans un délai imparti, ce qui, il l'espère, lui fera
redouter la mort et éprouver, enfin, quelques émotions. L'ami
accepte, puis disparaît. Non ! pas question de vous raconter la
suite et la fin de ce roman, achetez-le ou louez le dans une
bibliothèque et lisez le ! Ne citons que la morale : il faut avoir
connu le malheur, la peur, les soucis pour pouvoir connaître et
apprécier le bonheur de vivre. Ce qui n'était pas le cas de
François qui avait eu son lot de malheurs, de peurs et de soucis
mais avait eu, aussi, de nombreux moments de bonheur. Donc,
32
la finalité était, pour lui, de passer de vie à trépas et non pas de
connaître ce qu'il avait déjà connu. Mais, le procédé assez
simple consistant à payer quelqu'un pour le supprimer
n'emballa guère François.
Enfin, il se souvint de cet écrit qui mit en effervescence le
monde islamique après sa publication : en février 1989, à
Téhéran, l'ayatollah Khomeiny, guide spirituel de la Révolution
islamique et du monde chiite iranien publia une fatwa, c'est-à-
dire un décret religieux musulman, lançant un appel à tous les
musulmans d'exécuter l'écrivain britannique, d'origine in-
dienne, Salman Rushdie, pour les propos blasphématoires
envers l'Islam contenus dans le livre des Versets sataniques.
Selon la Constitution iranienne, le décret était immédiatement
exécutoire et le gouvernement annonça une récompense pour
tout musulman exécutant la sentence de mort.
La solution était ! François n'avait qu'à écrire un texte qui
serait suffisamment agressif pour inciter des gens dont l'into-
lérance, le fanatisme et la bêtise les pousseraient à vouloir le
rayer de la liste des vivants. Il se dit qu'il devait avoir, dans ce
bas monde, assez de religions, de partis politiques et autres
associations sectaires se trouveraient des extrémistes prêts à
l'exterminer après l'avoir lu.
33
CINQUIÈME CHAPITRE
A L'OUVRAGE !
Il se mit donc à l'ouvrage, ce qui laisse supposer qu'il
commença sur le champ à écrire. En réalité ce ne fut pas aussi
facile que cela : depuis le décès de son épouse il n'avait plus
rien écrit d'important, sinon, de temps à autre un article pour un
journal ou une revue, la préface de quelques romans, essais ou
livres d'art. Dans un tiroir de son bureau s'entassaient des
manuscrits, des débuts de récits ; dans un coin de son cerveau
sommeillaient des idées d'histoire propres à réjouir ses lecteurs.
Bien que l'envie d'écrire lui fût passée depuis de nombreux
mois, il était maintenant impératif de s'y remettre sans tarder et
d'utiliser tout ce matériau.
Il se fit la réflexion que, si, dans un récit on mélange un peu
de religion avec un peu de politique et une bonne dose de
banditisme, alors là, le résultat devrait être positif. Et plus il
avançait dans ses recherches, plus il découvrait de sujets
passionnants à développer afin de pousser au meurtre une
bonne quantité de fanatiques de tous bords : Musulmans contre
Juifs, Catholiques contre Musulmans, Tamouls contre
34
Musulmans, Catholiques contre Protestants, et vice versa, etc.
Le fait est que presque toutes les religions s'opposent entre
elles et même que dans chaque religion il y a des divergences
internes, souvent sur des points de détail stupides. Ces brouilles
ont bien souvent des raisons politiques sous-jacentes et, le pire,
sont dues à des êtres humains avides de domination et de
pouvoir. Exactement comme en politique ! Mais n'allez pas
croire que François était athée, bien que se prétendant
anarchiste, il croyait fermement en l'existence d'un Dieu ou
d'une puissance supérieure. Il se posait même une question :
qui avait crée Dieu ? Un autre Dieu ? Et qui avait crée cet autre
Dieu ? Et ainsi de suite. Une question à se retrouver sur un
bûcher quand la Sainte Inquisition pourrissait la vie des gens.
Il croyait aussi que si les grands préceptes prônés par la
majeure partie des religions étaient respectés il n'y aurait pas
besoin d'une hiérarchie.
D'abord fouiller dans son passé afin d'en faire ressurgir des
idées attentatoires était indispensable. Puis chercher dans ses
manuscrits délaissés des écrits assez subversifs pour choquer
les partis concernés. Après, il n'y avait plus qu'à écrire. C'est
facile à dire il n'y avait plus qu'à écrire ! Mais avant d'en
arriver là, il y en avait du boulot. François avait eu une vie
suffisamment mouvementée, ce qui lui avait permis d'accu-
muler de nombreux souvenirs plus ou moins agréables. Il avait
observé ses contemporains et s'était fait sur la nature humaine
une opinion très mitigée, entre optimisme et pessimiste. Le fait
qu'il lisait énormément, ce depuis son plus jeune âge, l'avait
amené à écrire, mais pas n'importe quoi : ses écrits, étaient
toujours basés sur des faits réels, sur des personnages existants,
ou ayant existé. Bien sûr, il utilisait ces faits, ces personnages,
à sa manière, comme les chefs cuisiniers qui préparent leurs
35
mets à leur façon en utilisant les produits disponibles. Mais
avant de se mettre devant le fourneau il faut inventorier les
ingrédients disponibles. D'abord il puisa dans son passé.
36
SIXIÈME CHAPITRE
UNE HEUREUSE
ENFANCE
François avait eu une vie le pire et le meilleur s'étaient
mélangés, comme pour tout un chacun.
à Paris, dans une clinique au pied de la Butte Montmartre,
non loin de chez ses parents, il fut leur unique enfant. Ils
étaient assez aisés pour que seul son père, ingénieur, eût à
travailler ; il fut bien élevé et choyé par sa mère, femme au
foyer. François eut une petite enfance heureuse. Il commença
sa scolarité dans une école religieuse, car ses parents, catho-
liques très modérés, voulaient lui donner une éducation
correcte. Ils n'étaient pas des pratiquants assidus mais, pour ne
pas avoir de problème avec la famille, ils l'avaient obligé à aller
au catéchisme. Il constata rapidement qu'entre ce qui était
enseigné et ce qui était pratiqué il y avait une très grande
marge. Il fut un bon élève, sans plus, ce qui lui permit d'entrer
en classe de sixième, mais pas dans une école privée : les
finances familiales avaient leur limite.
Il passait une partie des vacances d'été chez ses grands-
37
parents. Un mois chez les parents de sa mère et un autre chez
ceux de son père. Il y avait une alternance, chez les uns au mois
de juillet et chez les autres au mois d'août, l'année suivante
c'était l'inverse. Chez les grands-parents maternels, fermiers à
Champy, un petit village de la Brie, il participait aux diverses
tâches de l'exploitation. Traire les vaches, les emmener au pré,
aider sa grand-mère à fabriquer le beurre et le fromage,
s'occuper de la basse-cour était assez amusant. Participer à la
moisson était aussi très amusant, mais fatiguant, car, accom-
pagné de ses cousins et cousines, il fallait ramasser les épis,
derrière les faucheurs, pour les mettre en gerbe. Les faucheurs,
une douzaine, avançaient en balançant leur faux qui émettaient
une agréable musique, laissant derrière eux les épis qu'il
suffisait de mettre en gerbes pour ensuite monter la meule. Il y
avait aussi le travail au verger. Le ramassage et la cueillette des
pommes n'était pas toujours agréable, mais ensuite le pressage
du jus de pommes était un véritable divertissement, d'autant
plus qu'il y avait le plaisir de boire le jus frais s'écoulant du
pressoir. Certes, il ne fallait pas trop en boire de ce jus, si bon,
si sucré et si parfumé, car, comme disait son grand-père « Ça
vous donne des chiasses carabinées ».
A la fin août, secouer les branches des mirabelliers avec une
grande perche pour faire tomber les fruits était assez plaisant,
mais les ramasser beaucoup moins. Heureusement qu'il y avait
la satisfaction de pouvoir se venger en en mangeant quelques
unes et en recracher les noyaux le plus loin que possible, et,
surtout, assister à la confection des confitures par sa grand-
mère et y goûter avant la mise en pots. N'oublions pas d'ajouter
à cela une des spécialités de la grand-mère : la tarte aux
mirabelles avec un peu de rhubarbe ! Il n'y avait pas que les
travaux agricoles pour passer le temps car il allait, avec les
38
autres gamins du coin, se baigner dans la rivière non loin du
village, y pécher et y faire des balades en barque.
Chez les parents de son père il y avait d'autres distractions
moins liées aux travaux agricoles. Son grand-père s’était
installé près de Lorient après avoir navigué sur presque toutes
les mers du monde en tant qu'officier marinier. Fils d'une
famille de marin il s'était engagé très jeune. Il avait d'abord été
mousse, n'était pas devenu capitaine, mais maître principal
timonier. Maintenant à la retraite, il s'occupait de son jardin,
faisait des maquettes des navires au bord desquels il avait
navigué. Quand il avait le plaisir d'avoir à la maison, pendant
les vacances, un ou plusieurs de ses quatre petits-enfants
deux filles et deux garçons – il les lançait dans des occupations
passionnantes. Il les emmenait en promenade sur son petit
voilier, leur apprenait comment bien naviguer, leur montrait
comment se guider avec le soleil et les étoiles, prévoir le
temps, enfin tout ce qu'il avait acquit pendant ses longs séjours
en mer. Quant à sa grand-mère, elle cuisinait à merveille aussi
bien les récoltes du petit jardin que les poissons et les coquil-
lages rapportés après une partie de pêche ou un tour sur la
plage avec le grand-père.
Les deux grands-mères étaient très catholiques et que ce soit à
Champy ou à Lorient, le dimanche matin, ainsi que les jours de
fêtes religieuses, il y avait une obligation impérative : celle
d'aller à la messe. Heureusement qu'avec ses cousins et
cousines, ainsi que les copains et copines du voisinage,
astreints, comme lui, à être présents à ces barbantes
cérémonies, on pouvait se passer des petits mots et s'amuser en
catimini.
François gardait un souvenir nostalgique de cette heureuse
époque, que ne purent vivre,comme lui, ses descendants.
39
SEPTIÈME CHAPITRE
UN SOUVENIR NOSTALGIQUE
A Paris, son terrain de jeu préféré était le merveilleux square
Willette que les Parisiens préféraient appeler square Saint-
Pierre et les gamins qui le fréquentaient Sactosse.
Presque tous les jeudis et pendant les petites vacances
scolaires, jusqu'à l'âge de six ans il était accompagné par sa
mère qui, assise sur une chaise, tricotait, papotait avec d'autres
mères de famille, le surveillant plus ou moins. Puis un jour elle
le laissa aller seul rejoindre ses copains et copines. Cela lui
permit d’agrandir son territoire de jeux et il vadrouilla de long
en large sur la butte Montmartre. En culotte courte et le béret
sur la tête il était le parfait représentant du poulbot.
Quelques mois après le décès de son épouse, François alla y
faire un tour, ou plutôt un pèlerinage, accompagné de Maurice
et Amélie. Il eut la surprise de voir qu'il était devenu le square
Louise Michel et, qu'en plus, une annexe de son terrain de jeux,
le square du Chevalier de la Barre, avait été affublé d'une
nouvelle appellation : le square Nadar!
S'il n'y avait eu que des changements d'appellation cela
40
n'aurait pas affecté François, mais il y avait plus grave : lors de
cette visite sur la butte Montmartre, il eut beaucoup de mal à
reconnaître les lieux. A la place du grand bac à sable, à gauche
en regardant la basilique du Sacré Cœur, il avait joué,
comme sur une plage au bord de la mer, il y avait un manège.
De plus une foule de touristes envahissait, telle une horde de
barbares, ce... non, son territoire il avait vécu avec les
galopins du quartier de nombreuses, glorieuses et palpitantes
aventures. Il avait été mousquetaire, poilu dans les tranchées,
explorateur dans pratiquement toutes les parties du globe
terrestre, et me sur diverses planètes de notre galaxie,
chasseur de toutes sortes d'animaux... Son imagination fertile,
alimentée par ses nombreuses lectures, aussi bien de romans
que de revues illustrées, sa fréquentation du cinéma le
dimanche avec ses parents lui permettait de se transposer
dans tout un tas d'univers, comme le font la majorités des
enfants. Il avait aussi délivré de nombreuses fois sa copine Lili
des griffes de toutes sortes de dragons et monstres.
Là, dans ce square Louise Michel, l'effet madeleine de Proust
ne fonctionnait pas, d'abord parce que son anosmie ne le lui
permettait pas, mais les sons et l'ambiance générale ne
correspondaient pas à ce qu'il avait connu étant gamin : il
n'était pas dans son bon vieux Sactosse. Il n'avait pas été se
balader dans ce parc depuis au moins une cinquantaine
d'années, et ce n'est pas progressivement qu'il avait vu les chan-
gements de ce lieu, mais brusquement. Ces changements, ou
plutôt ces bouleversements, étaient loin d'être à l'avantage du
site.
Il voulu vérifier si la fontaine des innocents existait encore.
Suivi de ses deux compagnons il emprunta la contre-allée
située entre la rampe menant à la première terrasse du square,
41
le long du funiculaire. Cette fontaine représente, au centre
d’une niche constituée d’une coquille en pierre, un haut-relief
en bronze d'un joyeux bambin nu se soulageant le plus
naturellement du monde dans la vasque située juste en dessous
de lui. Il est tenu dans les bras de sa mère, tout aussi dévêtue
que lui, entouré de quatre jeunes enfants rieurs. La fontaine
était toujours en place. Cependant il nota trois modifications
importantes à ses yeux : d'abord, un grillage était placé de telle
sorte qu'il n'était plus possible d'accéder à l'arrière de l'édifice ;
en plus la végétation, entre cet arrière et la place d'où part le
funiculaire, devenue rare permettait aux personnes circulant sur
cette place de voir l'arrière de la fontaine ; et enfin il n'y avait
pas de viorne ! Il en fit la remarque à Maurice et Amélie qui ne
le comprirent pas. « Je vous raconterai cela plus tard. Voyez-
vous, ici, c'étaient mes toilettes préférées et c'est de cet endroit
que démarra mon éducation sexuelle, leur expliqua François. »
Ils continuèrent leur promenade dans le square, François ne
voulant pas frustrer Maurice et Amélie qui n'avaient jamais eu
le temps de parcourir ce haut lieu touristique de Paris. Il leur
montra même le bassin, sur l'avant dernière terrasse, il avait
fait naviguer une maquette de voilier qu'il avait fabriqué lui
même. Il lui était arrivé de se baigner quelquefois dans ce
bassin, large mais peu profond, lors de canicules et une fois,
sans le faire exprès, pour rattraper son petit voilier qui
s'obstinait à ne pas revenir sur le bord. Il leur raconta qu'il avait
fait de longues glissades, lors d'hivers neigeux, sur les vastes
pelouses dévalant de terrasse en terrasse.
La dernière visite fut pour le square d'Anvers et le lycée,
longeant ce square, qu'il avait fréquenté depuis la sixième
jusqu'à sa dernière année d'étude. A part le parking souterrain,
aménagé sous le square, les lieux ne parurent pas avoir changé
42
aux yeux de François. Par contre il ne s’appelait plus Rollin,
mais avait été rebaptisé à la Libération, du nom de son
professeur d’Allemand, fusillé en 1942 pour fait de résistance :
Jacques-Decour. Il eut une pensée pour ce professeur qu'il avait
apprécié.
43
HUITIÈME CHAPITRE
UN PEU
D'EDUCATION SEXUELLE
Pendant le retour en voiture François se lança dans son
explication concernant son éducation sexuelle :
« Il arrive à tout un chacun que la nature ait ses exigences. Il
devient quelquefois indispensable, voir impératif, de délester
sa vessie ou ses intestins. En ce qui concerne une simple
vidange, pour un petit garçon cela ne pose pas trop de
problème : il suffit de trouver un coin à l'abri des regards et de
sortir son engin pour se soulager en arrosant un mur ou un
tronc d'arbre. Pour les intestins c'est plus difficile. Là, il faut
vraiment être dans un endroit isolé, il en est de me pour les
filles, quel que soit l'organe à vider.
J'avais une bonne copine avec qui je jouais pratiquement tout
le temps. Elle préférait les jeux de garçon aux jeux de fille.
Donc nous nous entendions à merveille. Ce n'était pas vraiment
de l'amour entre nous mais une franche et agréable
camaraderie. D'ailleurs nous n'avions pas la moindre idée sur
ce qu'était l'amour. Bien qu'elle fut un garçon manqué, il lui
44
manquait quelques attributs pour agir dans certains cas comme
un garçon. En conséquence, si elle avait un besoin pressant il
lui était indispensable de se rendre dans un endroit isolé. Il y
avait bien la solution des toilettes publiques. Mais les abords de
ce local dégageaient une puanteur désagréable qui n'incitait pas
à fréquenter le lieu, même pour un court instant. J'ouvre une
parenthèses : si l'on me dit que puanteur désagréable est un
pléonasme, je rétorque qu'il y a des puanteurs agréables, telles
que celles de certains fromages. D'ailleurs je regrette de ne plus
y avoir droit à cause de ce maudit handicap ! Je ferme la
parenthèse. Comme il n'était pas question d'aller dans ces
toilettes nauséabondes, il ne nous restait que l'arrière de la
fontaine. Là, nous étions à l'abri de tous les regards. Et en plus
il y avait de la viorne. Vous connaissez cet arbuste, aux belles
feuilles vert foncé sur le dessus et au-dessous d'un vert plus
clair merveilleusement duveteux. Je peux vous dire que je n'ai
jamais trouvé rien de plus agréable pour s'essuyer les fesses
après avoir déféqué.
Était-ce un matin ou un après-midi, je ne m'en souviens pas,
mais j'ai bien en mémoire ce que je vais vous narrer.
Lili et moi jouions aux cow-boys à la poursuite des voleurs de
notre troupeau de vaches. Nous galopions pour rattraper ces
infects brigands, quand, en passant devant la fontaine, Lili
s'arrêta brusquement et me dit «Faut que j'aille au petit coin.»
Moi, je n'avais pas spécialement envie, mais, après tout, ce qui
est fait ne sera plus à faire. En conséquence je suivis Lili
derrière la fontaine. Tandis qu'elle relevait sa robe, baissait sa
petite culotte et s'accroupissait, moi j'ouvris ma braguette,
sortis mon engin et arrosai le sol. Je me fis une réflexion:
pourquoi s'accroupissait-elle? Je ne pus m’empêcher de le lui
demander. Elle me répondit :
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Tout simplement parce que je n'ai pas de robinet
comme toi.
– T'as pas de robinet?
– Non, et si je ne m’accroupis pas je me fais pipi sur les
cuisses, je mouille mes socquettes et mes souliers.
Je n'avais jamais vu de petite fille complètement nue et ne
m'étais jamais posé de question sur l'anatomie du sexe féminin.
– Mais, t'as quoi à la place, lui demandais-je.
Je vais te montrer. Et elle remonta sa robe, baissa sa
culotte et me montra ce qu'il en était. Je ne vis rien de très
intéressant, à ce demander pourquoi certains de mes camarades
cherchaient à voir sous les jupes des filles.
Bizarre, t'as pas de boule et on dirait que c'est comme
la fente d'une tirelire. Vexée par cette dernière constatation elle
remonta rapidement sa culotte, baissa sa robe et me répliqua
brusquement :
T'as des boules ? Comme le bébé de la fontaine?
Montres moi ça!
Un peu embarrassé, je déboutonnai ma braguette et baissai en
partie mon slip pour sortir ma verge.
Non, je veux tout voir, me dit Lili, baisse ta culotte
et ton caleçon!
Je débouclai ma ceinture et ma culotte s'empressa de tomber à
mes pieds. Je dois préciser qu'à cette époque de ma vie mes
poches étaient bien chargées. Elles contenaient tout ce qui me
semblait indispensable: un mouchoir, un canif, un sac de billes,
deux ou trois soldats de plomb, un bout de ficelle, un sac
d'osselets, quelques vis et boulons trouvés par terre, un jeu de
cartes et... je dois en oublier. Par contre il n'y avait pas de
clous ou de vis pointue : ces objets ayant la malignité de percer
les poches et piquer les cuisses. Enfin je baissai mon slip et Lili
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pu voir ce que j'avais en plus qu'elle. Elle me fit une réflexion
qui me causa du souci :
Ouais, t'as des boules, mais moi, quand je serai plus
grande j'en aurai aussi, et elle posa ses mains sur sa poitrine.
Effectivement j'avais remarqué que les dames avaient des
seins, plus ou moins gros, et que les fillettes n'en avaient pas.
Donc les boules grossissaient et en conséquence les miennes
aussi. Comment porter cela dans la culotte ? D’après ce que
j'avais vu les hommes adultes n'avaient pas l'air d''être gênés,
donc on leur coupait. J'allai subir une opération avant d'être un
homme! Ça devait être cela l'opération des amygdales! Ou de
l'appendicite? Non, pas de l'appendicite. Un de mes copains
avait été opéré de cela et pendant plusieurs jours il avait montré
sa cicatrice sur un côté du ventre et exhibé son appendice dans
un petit bocal, ça ne ressemblait pas à des boules. Donc je
devrai subir une opération ! Cela me tourmenta toute la nuit.
Dans la matinée j'allai interroger Pierrot à ce sujet. Pierrot
c'était un de mes bons potes avec qui je jouais souvent aux
osselets et aux billes à la récréation. Pierrot savait tout et, s'il
n'avait pas la réponse sur le champs, s'informait et vous la
donnait sans tarder. C'est lui qui m'avait éclairé sur la non
existence du Père Noël. Mais il m'avait conseillé de ne rien dire
à mes parents en me précisant que c'était mieux qu'ils ne
sachent pas que je savais : ce serait gâcher leur plaisir et
surtout, peut être que je n'aurais plus d'aussi beaux cadeaux à
Noël.
Pierrot se lança dans un exposé très détaillé sur la sexualité.
Il commença par me dire que les histoires de la cigogne qui
apportait les bébés, ainsi que celle de la naissance des petites
filles dans les rose et des petits garçons dans les choux étaient
totalement fausses. La preuve, ces deux histoires étaient
47
contradictoires. Effectivement je n'avais jamais vu de cigogne
dans la région et pourtant des bébés naissaient. De même, les
roses et les choux ne paraissaient pas assez volumineux pour
contenir un enfant aussi petit soit-il.
Ce que je retins de cette longue explication se résumait en peu
de choses : le monsieur fait rentrer son engin dans le trou de la
dame, puis il se secoue et cela va mettre une graine dans le
ventre de la dame et au bout de neuf mois il en sort un bébé.
Pendant ce temps la dame a un gros ventre.
Cela me parut d’autant plus clair que j'avais déjà vu cela, chez
mes grand-parents fermiers, avec les vaches, les lapins, les
chiens et autres animaux. Quand j'avais interrogé mes grands-
parents ou mes parents à ce sujet je n'avais eu que des réponses
très évasives et peu satisfaisantes. Enfin il me donna quelques
notions de vocabulaire, entre autre qu'il était préférable de dire
vésicules à la place de couilles, mot très grossier. De plus je
n'avais plus à m'inquiéter car mes vésicules ne grossiraient pas
exagérément. Je transmis ces informations à Lili. Et nous
décidâmes, que lorsque nous serions mariés, ce serait pour
nous amuser et certainement pas pour se mélanger les sexes,
chose vraiment dégoûtante!
Par contre, Lili eut une sérieuse inquiétude, car sa mère avait,
de temps à autre, des problèmes de vésicule. Serait-elle faite
comme un homme? Je ne manquai pas d’interroger Pierrot à ce
sujet. Là, encore, il me rassura. Il s'était trompé de mot : ce
n'était pas vésicules, mais testicules qu'il avait voulu dire. Cela
rassura Lili.
Un jour, Lili m'annonça que nous ne pourrions plus jouer
ensemble. Son père avait obtenu un poste dans une colonie
française : l'île de la Réunion. Mais, nous avions prévu de nous
écrire et de nous revoir un jour. Cette échange de courrier cessa
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après l'invasion par les troupes allemandes de la France. A la
fin de la guerre je lui envoyai une lettre qui me revint avec la
mention «n'habite pas à l'adresse indiquée». J'étais bien triste
d'avoir perdue de vue Lili. J'aurais bien voulu revoir celle qui
fut mon premier amour, aussi platonique fut-il.»
François termina cette confidence peu avant l'arrivée au
manoir.
Cela peut vous paraître étrange que François ait fait une telle
révélation à Amélie et Maurice, ses employés. En fait il n'y
avait rien de surprenant dans la mesure il y avait entre
eux une relation plus familiale qu'amicale. Quand François et
Liliane avaient acheté la propriété, le jeune couple était au
service des possesseurs du bien qui avaient péris dans un
accident d'avion. Leurs héritiers avaient laissé les deux jeunes
gens entretenir le bien et faire visiter le manoirc'est ainsi que
l'appelait François, alors que Liliane préférait dire : la case -
jusqu'à la vente.
Une fois la propriété acquise, François et son épouse
gardèrent, non pas à leur service, mais avec eux ces jeunes
gens. Ils ne les voyaient pas comme des domestiques mais
comme des être accomplissant des tâches qu'ils ne pouvaient
pas faire eux même soi par manque de temps, de connaissance
ou de capacité. En contrepartie ils leur fournissaient gîte,
couvert et cet outil indispensable pour bien vivre : l'argent.
Comme disait François «nous vivons en symbiose.»
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NEUVIÈME CHAPITRE
UNE PÉRIODE
BIEN SOMBRE
Le temps heureux de l'enfance s’arrêta net en septembre 1939
quand son père fut mobilisé pour participer à ce que l'on appela
la drôle de guerre et se retrouva prisonnier au fin fond de
l'Allemagne, après la débâcle de 1940. François, qui ne passait
son temps qu'entre Paris, Champy et Lorient fut forcé de visiter
une partie du centre de la France, car, en juin 1940, il participa
à l'exode, cette monstrueuse transhumance : un départ précipité
de Paris pour fuir ces cruels soldats allemands qui allaient
piller, violer, tuer la population. Puis, une fois arrivé au centre
de la France, ce fut le retour vers la capitale où, rassurés par les
paroles du maréchal Pétain, les Parisiens n'avaient plus à
craindre les soldats du Reich. D'un seul coup les ennemis
étaient devenus de grands amis.
Pourtant, l'ambiance n' tait pas la joie. Cette occupationé à
tait p nible,é é , difficile supporter, aussi p nible que l'està é
pour vous la lecture de cette courte phrase.
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Sa mère, qui heureusement touchait le salaire de son mari, se
trouva tout de même devant le problème de la majorité des
Français à cette époque : le ravitaillement. Les restrictions
imposées par l'envahisseur suffisaient à peine pour se nourrir et
se vêtir correctement sans avoir recours au marché noir. Sa
mère qui, après la naissance de François, avait quitté son travail
de première main dans une maison de couture renommée reprit
son ancien métier et travaillait à domicile.
Pendant cette période François vécu des faits qui le
marquèrent fortement. Par exemple les voisins de palier obligés
de porter un écusson en forme d'étoile pour bien montrer qu'ils
étaient juifs. Ou bien, une scène horrible qui le fit douter de
l'intelligence du genre humain. Alors qu'avec sa mère il se
rendait chez ses grand-parents maternels par le train ils
assistèrent à une tuerie. Tandis que leur train quittait la gare de
l'Est, ils virent des officiers allemands, arme au poing, abattant
des soldats qui tentaient de déserter en sautant d'un convoi. Un
passager donna une explication «Il y a dans ce train des soldats
permissionnaires, mais il y a aussi des troufions qui iront sur le
front de l'est et certains de ces derniers tentent de déserter. Sans
grand succès en ce moment. Mais ils n'auront pas à souffrir en
Russie. Que Dieu les accueille en son paradis.»
Il y eu aussi des preuves que tous les Allemands n'étaient pas
des monstres. Dans cette même gare de l'Est, au retour de chez
les grands-parents, sa mère et lui subirent un contrôle d’identité
et une fouille de bagage. Dans la valise de la maman il y avait,
en plus de vêtements, de l’alimentation, genre fromage de brie,
lapin, poulet, œufs et quelques légumes rapportés de la ferme
des grands-parents. De quoi être considéré comme trafiquant
du marché noir. L'un des deux policiers français allait ouvrir la
valise lorsqu'un jeune soldat allemand, l'air méchant et sévère,
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qui les accompagnait, leur fit signe de le laisser faire. Il prit
brusquement la valise, la posa sur la table destinée aux fouilles.
François, en un instant, imagina le pire. Sa mère allait être
emprisonnée, serait même fusillée et lui la perdrait à jamais,
que deviendrait-il ? Le soldat ouvrit le bagage, en sorti un tricot
de corps qu'il montra aux policiers en annonçant «Il n'y a que
des habits la dedans» Il referma la valise, fit un clin d’œil à
François et à sa mère tout en disant «C’est bon vous pouvez y
aller C'est l'esprit allégé qu'ils sortirent de la gare. Tous deux
bénirent ce jeune homme qui les avait protégés.
Peu de temps après le débarquement des alliés en Normandie,
François passa avec succès la première partie du baccalauréat.
Au début des vacances scolaires, il partit pour Lorient avec sa
mère pour y passer le mois de juillet, et en août les vacances se
termineraient chez les autres grands-parents. Les circonstances
ne permirent pas ce retour. Ils ne purent même pas revenir à
Paris pour la rentrée scolaire et se retrouvèrent coincés dans la
fameuse poche de Lorient une partie de l'armée allemande
était retranchée. Sa mère, qui s'était réjoui d'être loin de Paris,
où, pensait-elle, la ville serait à feu et à sang lors de l'arrivée
des armées alliées, le fut moins par la suite, car François, ne
pouvant plus continuer ses études dans une région en guerre,
trouva une occupation que l'on pourrait qualifier de
désoccupation, ce qui préoccupa fortement sa pauvre mère.
Avec son grand-père, il participa au combat consistant à bouter
hors de France l'occupant. Pendant quelques mois il fit ce que
font tous les résistants : transmissions d'informations, sabotages
et autres activités de ce genre qui vous transforment un gamin
en adulte et qui vous enseignent la vie plus que quelques
années d'études supérieures.
Ce ne fut que progressivement qu'il participa à cette lutte
52
contre l'envahisseur. Il commença par jouer les messagers entre
divers groupes de résistants. Puis de transports de messages il
passa au transports de munitions, d'explosifs et autres bricoles.
Il fit aussi connaissance d'une demoiselle, un peu plus âgée et
beaucoup plus délurée que lui. Elle le déniaisa et lui apprit
ainsi que se mélanger les sexes, n'était pas une chose
dégoûtante et que c'était même très agréable. Leur relation dura
peu de temps car elle trouva un garçon plus à son goût.
François fut autant déçu que soulagé : certes, cette demoiselle
lui avait donné bien du plaisir, mais il l'imaginait mal en mère
de famille. Et surtout il avait toujours en mémoire sa copine
Lili et avait l'impression de l'avoir trahi.
Il eut le plaisir de défiler dans les rues de Lorient, enfin libre,
avec ses compagnons de combat. Ce ne fut pas un défilé très
militaire, dans la mesure ou chacun portait ses habits de tous
les jours, certains boitaient et ne pouvaient marcher au
même pas que leurs camarades, ou les sabots côtoyaient les
gros godillots, les chaussures rafistolées et les godasses toutes
déformées. Un membre de l'état-major de l'armée régulière
avait fait remarquer qu'il serait préférable de donner à ces gens
un habillement et des chaussures plus corrects pour défiler.
Le chef des résistants refusa en disant: «les sabots étaient au
combat, ils seront à l'honneur Et il en fut ainsi. Ce jour
François portait une chemise et un pantalon rapiécés ainsi que
des espadrilles trouées, tandis que son grand-père, devant lui,
n'était pas mieux habillé et chaussé. C'est par cette anecdote
qu’il commença l'écriture de son premier livre quelques années
plus tard.
Comme à bon nombres de ses camarades de maquis, la France
reconnaissante lui offrit une belle médaille.
53
DIXIÈME CHAPITRE
DANS LA
MARINE NATIONALE
Maintenant, il fallait reprendre une vie normale et pour lui ce
n'était pas facile : il n'avait plus envie de retourner sur les
bancs du lycée pour passer sa deuxième partie de baccalauréat ;
il n'avait aucune expérience professionnelle, sinon briquer un
fusil, faire des tours de garde, préparer un explosif ou décoder
un message radio. Son brevet élémentaire aurait pu lui
permettre de concourir pour entrer dans une administration, ou
même devenir maître d'école. Mais, après cette aventure qui
avait duré quelques mois, il avait acquis une maturité certaine,
le goût du risque, l'absence de peur devant la mort, la confiance
en lui et surtout une expérience de la vie qui lui fut très utile
par la suite. Bien qu’ayant une bonne instruction il n'avait
aucune connaissance professionnelle suffisante lui permettant
de trouver rapidement un travail sérieux.
Son grand-père paternel lui avait tellement vanté les
possibilités d'apprentissage offertes par la Marine Nationale
qu'il s'engagea. Après un cours séjour dans un centre de
formation maritime, il suivi un stage de fourrier à Cherbourg,
54
puis fus affecté sur un navire char de la surveillance des
bancs de pêche de Terre Neuve. A Cherbourg, il avait appris
beaucoup de choses qui lui furent très utiles par la suite. Entre
autre se servir d'une machine à écrire en utilisant ses dix doigts.
Mais après quelques jours en mer il dut adopter très vite la
technique permettant de taper un texte quand la mer est
mauvaise, car en Atlantique nord elle l'est souvent. Tangage et
roulis l'incitèrent à n'utiliser que deux doigts. En effet, si la
lourde machine était était bien fixée sur le bureau, son chariot,
de même que le siège sur lequel François était assis, avaient
une tendance à appliquer la loi de la gravité. Le navire penchait
vers bâbord, le chariot suivait le mouvement, puis le navire se
redressait pour se pencher sur tribord, le chariot, bloqué par
un cliquet restait en mauvaise position. Le roulis n'avait aucune
influence néfaste sur la machine, mais pas contre son siège
s’obstinait à suivre tous les mouvements et allait de gauche à
droite, de droite à gauche, d'avant en arrière et d'arrière en
avant. N'ayant que deux mains pour contrôler la situation il
réussissait à taper son texte en utilisant qu'au mieux deux
doigts, au pire un seul, selon l'intensité des balancements. C'est
ainsi qu'il se shabitua à utiliser ses dix doigts et continua
ainsi par la suite. Ce qui ne l’empêchait pas d'écrire un texte
presque aussi rapidement qu'une bonne dactylographe.
Heureusement, il n’avait pas que cette seule activité de
comptable et de secrétaire. Entre postes de combat lors de
contrôle de navires et d'exercices, postes de manœuvre lors
d'appareillage ou d'amarrage, corvées de réceptions et
entreposages de vivres, d’habillements et autres marchandises
nécessaires à la vie à à bord il y avait de quoi s’occuper. Ce
travail lui plaisait tant qu'il passa les examens permettant de
monter en grade.
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Trois ans après son engagement il quitta sa tenue de quartier-
maître pour enfiler celle de second-maître. L'avantage était
important : solde augmentée, plus de responsabilités, mais, car
il y avait un mais, il était devenu trop gradé pour rester à bord
du navire sur lequel il était affecté et il n'y avait, pour l'instant,
aucun poste embarqué à pourvoir. En conséquence il dut être
affecté ailleurs et opta pour un poste en outre-mer. Il se
retrouva donc à la Réunion, dans un bureau de la base navale
de la Pointe des Galets dans la ville du Port.
Il pensa retrouver Lili dans cette île merveilleuse. Ce fut sans
succès.
À la fin de son engagement, comme on ne lui assura pas qu'il
pourrait être affecté sur un navire, il préféra réintégrer la vie
civile. Il ne se voyait pas continuer à travailler dans un bureau,
que ce soit en outre-mer, à Toulon, ou à Brest, il avait eu du
mal à rester à quai. Être embarqué lui manquait et voir de son
lieu de travail la mer sans pouvoir y naviguez-le rendait
malheureux.
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ONZIÈME CHAPITRE
RETOUR
A LA
VIE CIVILE
Il retourna à Paris chez ses parents. Son père, pendant sa
captivité, s'était lié d'amitié avec un journaliste, prisonnier de
guerre dans le me stalag que lui. Ils avaient de nombreuses
affinités, entre autre celle d'être venus jeunes s'installer à Paris,
dans le quartier de Pigalle, d'avoir fréquenté les mêmes lieux et
de connaître les moindres recoins de la Butte Montmartre. Ce
qui fit que, dès leur retour de leur longue détention, les deux
amis et leurs familles se fréquentèrent avec assiduité. Quand ce
journaliste, rédacteur en chef d'un journal parisien, apprit que
le fils de son ami cherchait du travail, il proposa à François de
se joindre à son équipe. Bien sûr, au départ la paye ne serait pas
mirobolante, il ferait plutôt un travail de grouillot, mais s'il
avait une bonne plume il pourrait passer de la rédaction
d'articles de faits divers banals à des sujets plus sérieux.
François accepta, et pendant quelques temps fut le garçon à
tout faire de la rédaction : aller chercher les cigarettes pour l'un,
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changer le ruban de machine à écrire pour l'autre, et surtout
aller chercher les bières et les sandwichs à la brasserie du coin
pour toute l'équipe, furent ses premières approches du travail
de journaliste. Il rédigeait des papiers de peu d'intérêt : un
article sur les derniers films sortis, ou sur tout autre événement
peu intéressant pour un rédacteur chevronné. Mais il arrivait
aussi qu'il soit amené à écrire des articles plus importants à la
place de collègues absents.
Il n'avait que rarement la possibilité d'utiliser une machine à
écrire de la rédaction. Quand il y en avait une de disponible, à
peine François avait-il glissé une feuille de papier dans l'engin,
que son propriétaire en avait un besoin urgent. Alors, François
sortait d'une de ses poches un crayon et son Opinel que son
grand-père maternel lui avait offert en lui disant « Tiens gamin,
prends ça, un couteau c'est indispensable. Je m'en suis rendu
compte dans les tranchées, quand j'ai été appelé en 1916. C'est
un copain savoyard qui me l'a procuré. C'est pratique et
costaud ! ». Il taillait consciencieusement la pointe du crayon,
en pensant à ce grand-père aux conseils toujours utiles, prenait
une feuille de papier et écrivait son article. Lorsqu'il avait à
corriger un mot, une phrase ou un paragraphe il préférait
gommer plutôt que de raturer : il avait appris, pendant la
période de restrictions, lors de l’occupation, qu'il fallait
économiser et ne rien gâcher, C'était aussi un des conseil de
son aïeul. Il y avait tout de même un problème : François
écrivait si mal qu'il lui était très souvent difficile de se relire ; et
pour ses collègues c'était pratiquement impossible. De ce fait il
était devenu un grand spécialiste de la chasse aux machines à
écrire. Il était craint de tous les membres de la rédaction car il
était capable de, non pas voler, mais emprunter une machine
pour aller se cacher dans un recoin et taper son article.
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Un jour, par dérision ou pour s'amuser un peu de ce grouillot,
un journaliste lui offrit un taille crayon. Effectivement c'était
plus pratique, mais, constata François, le crayon s'use plus vite,
donc il préféra revenir à son ancienne méthode. Puis arriva le
jour il eut sa machine, non pas une machine confiée par
l'entreprise, mais sa machine, à lui seul. Ce même journaliste
qui lui avait offert le taille crayon la lui avait vendue en
précisant « Je viens de m'acheter une superbe machine à écrire,
portable et plus légère, j'aime pas jeter, alors fiston, si ça
t’intéresse je te la vend. Le prix : un paquet de cigarettes,
comme cela j'aurai l'impression d'avoir fait une bonne
affaire...et toi aussi. » Cette occasion, une Japy de 1935 n'avait
qu'un défaut, elle sentait la nicotine à plein nez. Son généreux
vendeur était un grand fumeur alors que François ne fumait
pas.
Peu à peu il fit son chemin et, grâce à son style, des
reportages lui furent confiés, tant et si bien qu'un jour il prit la
place d'un journaliste qui partait à la retraite. Il fut nécessaire
d'embaucher un nouveau petit jeune : se passer de grouillot
n'est pas évident !
Il pris du galon : ses articles étaient agréables à lire, bien
renseignés. De plus il n'hésitait pas à accepter de couvrir
n'importe quel sujet quelle que soit son importance. Un jour, le
rédacteur en chef lui demanda si il était intéressé par un poste
de correspondant de guerre en Indochine qui allait être vacant :
François accepta avec grand plaisir. Il avait gardé un bon
souvenir des quelques mois passé dans la poche de Lorient, ou
plutôt, il en avait oublié les mauvais. Aller à l'aventure, dans un
pays lointain, assister à une guerre, sans y participer
réellement, ne pouvait que lui plaire.
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DOUZIÈME CHAPITRE
UN
MERVEILLEUX VOYAGE
Ce fut pour lui une belle aventure qui devint merveilleuse à
partir de Djibouti. Après une nuit de voyage en train au départ
de Paris, il embarqua, à Marseille, sur le paquebot Cham-
pollion. Il avait du temps devant lui, il se lança donc dans
l'écriture d'un récit relatant de manière romanesque sa petite
expérience guerrière. Il avait emporté, dans ses bagages, sa
machine à écrire portable.
Bien sûr, entre Marseille et Djibouti il eut de quoi satisfaire sa
curiosité : longer la Corse, l'Italie, la Crète, puis traverser le
canal de Suez. Les escales étaient courtes, mais permettaient
d'entrevoir d'autres genres de vies. François aimait bien
regarder les manœuvres lors des départs et des arrivées dans les
ports ; cela lui rappelait son passé de marin. Il aimait aussi
assister aux débarquements et embarquements des passagers.
Bien lui en pris car, lors de l'escale à Djibouti, tandis qu'il
observait les nouveaux passager qui montaient à bord - des
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touristes, des voyageurs de commerce ?- il aperçut une jeune
fille qui lui parue être la plus belle du monde. Elle était très
élégante dans son uniforme d'infirmière militaire. Elle
ressemblait à une actrice qui commençait à se faire un nom
dans le monde du cinéma. Ses cheveux bouclés, châtain foncé,
ses, yeux marron clair, son corps aux rondeurs agréables lui
confirmèrent qu'elle était effectivement la plus belle sur cette
terre. Et plus il l'observait, plus monta en lui un espoir. Non,
c'était impossible, incroyable! Et quand, de loin, leurs regards
des croisèrent et qu'elle lui sourit il eut la certitude que c'était
Liliane, sa petite copine Lili avec qui il avait vécu de nom-
breuses aventures dans le square du Sacré-Cœur. Elle aussi
l'avait reconnu. Ils se précipitèrent l'un vers l'autre et s'embras-
sèrent. François était heureux, il avait retrouvé Liliane, sa Lili,
son premier et seul amour, son grand amour. Elle aussi était
heureuse, elle avait retrouvé son François.
Inutile d'ajouter un paragraphe racontant ce moment de leur
retrouvaille : ce fut, certes, merveilleux et beau, mais cela vous
obligerait à sortir votre mouchoir, ou un gros paquet de
Kleenex, pour essuyer vos larmes de joie tellement ce fut
émouvant.
Le soir même il y eut dîner